Riches en données, pauvres en savoir : Les entreprises traditionnelles et le défi de la transformation digitale

Les entreprises traditionnelles, établies avant l’ère numérique, possèdent de nombreuses quantités de données mais peinent à les transformer en connaissance stratégique. Quels obstacles se dressent sur la voie de leur transformation digitale ? Quels sont les leviers nécessaires pour réussir à exploiter pleinement le potentiel de leurs données ?
Dans un monde où les données sont omniprésentes, les entreprises traditionnelles, souvent appelées ”brick and mortar”, se retrouvent confrontées à un défi majeur : comment transformer une abondance de données clients en savoir, puis en actions concrètes ? Ces entreprises, généralement établies avant l’ère numérique moderne, ont longtemps construit leur succès sur des méthodes marketing conventionnelles et des interactions directes avec leurs consommateurs. Cependant, à l’ère du digital, elles rencontrent des difficultés à s’adapter aux nouvelles capacités offertes par les données, et à l’agilité nécessaire pour les exploiter efficacement1.
Si les entreprises natives du numérique, telles qu’Uber ou Netflix, prospèrent dans un environnement où la donnée est au cœur de leur modèle de création de valeur, les entreprises traditionnelles, elles, se voient perturbées par la numérisation. Elles peinent à réinventer leurs pratiques marketing2 pour tirer parti des nouvelles technologies.
Cette transition vers une utilisation optimale des données est d’autant plus urgente à la lumière des récentes conclusions du Forum Economique Mondial et du Boston Consulting Group. Selon leur étude, menée auprès de 1 300 dirigeants du secteur manufacturier, 80 % des répondants considèrent les données et l’analyse comme cruciales pour leurs entreprises, et 72 % estiment que leur importance a augmenté au cours des trois dernières années. Pourtant, malgré cette prise de conscience, seulement 17 % affirment tirer une valeur satisfaisante de leurs données. Face à cette transformation, le défi est double : extraire des insights des données clients, tout en maintenant une relation de confiance personnalisée avec les clients.
L’agilité client : un modèle en perpétuelle évolution
Le modèle fondé sur l’agilité client de l’entreprise, un processus cyclique de sentir-répondre-reconfigurer3 est essentiel pour maintenir un avantage concurrentiel sur le long terme. Ce modèle repose sur une transformation profonde des entreprises, centrée sur les données. Il inclut des investissements stratégiques dans la technologie de l’information, une culture d’entreprise orientée donnée, et surtout, la mise en place d’une segmentation client agile.
La grande nouveauté ? Ce modèle ne se limite pas aux entreprises du secteur des services, mais s’étend aussi au secteur du commerce de détail, prouvant que l’agilité client n’est pas un privilège de certaines industries, mais une compétence clé pour toutes. Les firmes doivent intégrer les données dans leur ADN pour pouvoir répondre instantanément aux attentes des clients, et adapter leurs ressources pour rester pertinentes sur un marché en constante mutation.
Trois voies pour accélérer la reconfiguration
La question fondamentale pour les entreprises traditionnelles reste la suivante : comment évoluer sans tout bouleverser ? Un renversement complet des anciens modèles n’est pas nécessaire. À la place, les entreprises traditionnelles doivent se concentrer sur trois axes principaux pour renforcer le passage de la donnée à l’action :
- Investir dans l’analyse des données : L’objectif est de développer les talents internes et de doter les entreprises des infrastructures nécessaires pour analyser les données à grande échelle. Mais attention, un piège à éviter : il ne s’agit pas de remplacer l’humain par la machine. L’IA et les systèmes automatisés ne doivent pas éclipser la dimension humaine des relations clients. Les technologies doivent soutenir, et non remplacer, les stratégies centrées sur le client.
- Adopter une culture orientée donnée : Pour réussir cette transition, les entreprises doivent d’abord instaurer une culture où le client et la donnée sont au centre de la prise de décision. L’adoption des données dans la culture d’entreprise doit commencer par un engagement fort du leadership. L’engagement du chef d’entreprise et des managers peut faire toute la différence. Mais attention, la résistance peut aussi venir des couches supérieures de la hiérarchie, où la culture des données n’est pas encore totalement intégrée. Cela requiert une formation continue pour tout le personnel, des dirigeants aux responsables de département.
- Un segmentation client dynamique : Au lieu de se fier à une segmentation statique, les entreprises doivent adopter une approche agile qui permet de répondre aux évolutions rapides du marché. Les firmes les plus performantes sont celles qui ajustent régulièrement leurs segments de clients en fonction des données en temps réel. Grâce à l’analyse prédictive et au machine learning, elles peuvent détecter les nouvelles tendances et ajuster leurs messages marketing avant que les tendances ne deviennent obsolètes.
Le rôle du leadership : piloter la transformation agile
Dans une ère où les données dominent les décisions, le leadership joue donc un rôle central dans l’adoption de l’agilité client. Diriger un changement organisationnel complexe ne se limite pas à investir dans des technologies avancées. Cela exige une vision stratégique, une communication efficace et une capacité à inspirer un changement culturel profond.
Le rôle des dirigeants, particulièrement dans les entreprises traditionnelles, est souvent décisif pour transformer la donnée en action concrète. Comme l’explique le directeur des Systèmes d’information d’une entreprise traditionnelle étudiée : « Il y a environ 7 ans, notre PDG a instauré une culture axée sur le suivi des performances et la compréhension des facteurs qui les influencent. L’équipe de direction a développé des compétences en analyse au fil du temps. Nous avons aussi un programme pour former de jeunes analystes, et pour des analyses spécifiques, nous travaillons avec des cabinets de conseil spécialisés. »
Également, la proximité entre les décideurs et les analystes garantit que les prises de décisions reposent sur des informations fiables et non sur des intuitions. Le directeur Digital explique : « Le chef des analystes est le bras droit direct du directeur général. Il agit comme un responsable de la stratégie et de la planification. Cela vous donne une idée de la valeur que nous accordons à la data dans notre entreprise. »
Cultiver une culture de collaboration
Pour renforcer cette dynamique, les leaders doivent promouvoir une culture de partage et d’utilisation des données à tous les niveaux de l’organisation. Le directeur des Insights précise : « Nous avons constitué une équipe d'analystes de données à la demande, entièrement dédiée et disponible en permanence pour répondre aux besoins des managers en fournissant des analyses et des rapports en temps réel dès qu'ils le sollicitent. »
Cependant, un obstacle d’ordre culturel persiste : « Le véritable défi consiste à convertir le middle management : nous avons des managers confirmés très compétents, mais ils ne sont pas nécessairement data-driven. Je remarque que nous n’avons pas ce problème avec les plus jeunes… La nouvelle génération est bien plus sensible à tout ce qui est analytique. » Surmonter ces barrières culturelles nécessite des programmes de formation, des incitations à la collaboration et des processus favorisant la transparence.
Les défis éthiques et la gestion des données
Au cœur de cette transformation numérique se trouve un défi majeur : la gestion éthique des données. Les entreprises doivent trouver le juste équilibre entre l’utilisation des technologies avancées pour capturer et analyser les données des clients, et la nécessité de respecter la vie privée et les droits des consommateurs. Les risques sont réels : une mauvaise gestion des données peut entraîner des problèmes de confidentialité ou une perte de confiance des clients. De plus, la question des biais algorithmiques dans l’IA doit être prise au sérieux.
Les entreprises doivent veiller à ne pas perdre de vue la dimension humaine
Alarmant, seulement 40% des dirigeants en charge des données déclarent que leur organisation dispose de bases non techniques suffisantes, telles que des garde-fous éthiques, des mécanismes de gouvernance et des cadres réglementaires solides pour encadrer leur usage des données. Ce constat met en lumière une lacune significative dans la manière dont les entreprises abordent l’éthique et la gouvernance des données à une époque où celles-ci sont cruciales pour la prise de décision.
C’est là que l’éthique de la donnée entre en jeu. Bien que l’IA et l’automatisation ouvrent des possibilités sans précédent, il est primordial pour les entreprises de ne pas tomber dans la tentation d’une dépendance excessive aux algorithmes. Les entreprises doivent veiller à ne pas perdre de vue la dimension humaine des relations clients. Les données doivent être utilisées pour offrir un meilleur service tout en préservant la transparence et la confidentialité. En renforçant leurs pratiques de gouvernance et en mettant en place des garde-fous éthiques, les entreprises peuvent non seulement minimiser les risques, mais aussi gagner la confiance de leurs clients dans un monde de plus en plus centré sur les données4.
L’agilité client : plus qu’une stratégie, un avenir
Dans un monde où la flexibilité et la réactivité sont des conditions sine qua non de la réussite, l’agilité client devient une capacité essentielle. Ce n’est pas une démarche abstraite, mais un objectif atteignable grâce à des pratiques concrètes et des technologies bien maîtrisées. L’étude montre que les entreprises qui investissent dans les données, cultivent une culture numérique et adoptent une segmentation agile des clients peuvent atteindre des résultats significatifs à court terme tout en assurant leur succès à long terme.
Mais au-delà des résultats immédiats, l’agilité client redéfinit les règles du jeu : elle transforme les entreprises en acteurs résilients et visionnaires, capables non seulement de suivre les évolutions du marché, mais de les anticiper. L’avenir appartient à celles qui embrassent cette dynamique, en faisant des données non pas une ressource parmi d’autres, mais le levier central de leur capacité à innover, à s’adapter et, finalement, à prospérer dans un monde en perpétuel changement.
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Notes & Références
Kopalle, Kumar, Subramaniam, How legacy firms can embrace the digital ecosystem via digital customer orientation, Journal of the Academy of Marketing Science, Vol.48, p.114-131, 2020.
Aimé, Berger-Remy, Laporte, The brand, the persona and the algorithm: How datafication is reconfiguring marketing work, Journal of Business Research, Vol.145, p.814-827, 2022.
Teece, Explicating dynamic capabilities: the nature and microfoundations of (sustainable) enterprise performance, Strategic Management Journal, 2007.
Ourzik, Security and safety concerns in the age of AI, International Conference on AI Research, Lisbon, 2024.