Dossier | Travail et consommation : nouvelles pratiques dans un monde en mutation
Face aux défis de l’Anthropocène, le pari des organisations hybrides

En défendant l’articulation de logiques économique, sociale, et écologique, les organisations hybrides sont particulièrement pertinentes pour répondre aux mutations contemporaines. Les travaux scientifiques révèlent la manière dont elles peuvent créer des renforcements positifs entre des principes souvent jugés incompatibles, au moyen d’un travail managérial spécifique. Les hybrides se présentent ainsi comme une alternative séduisante aux modèles organisationnels existants.
Les engagements des organisations en faveur de la transition climatique n’ont jamais été aussi visibles — et aussi contestés. Face aux annonces de neutralité carbone, aux promesses de trajectoires net zéro et aux stratégies de verdissement, une part croissante de la société civile et des scientifiques s’interroge. Ces engagements sont-ils sincères, efficaces ou simplement opportunistes ? Quelle relation les organisations entretiennent-elles réellement avec la transition écologique ? Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité dans un contexte paradoxal : si la plupart des entreprises mettent davantage l’accent sur leur engagement sociétal, a minima dans leur discours, la période actuelle est aussi marquée par des reculs politiques significatifs.
De surcroît, les appels se font de plus en plus nombreux à considérer l’écologie sous l’angle de la justice environnementale. Il s’agit ainsi de prêter attention aux conséquences sociales de la transition, qui peut aussi être synonyme de rapports de domination et d’inégalités. Loin de constituer une réponse homogène et linéaire, la transition oblige ainsi les organisations à composer avec une pluralité d’attentes, parfois jugées et rendues incompatibles, entre exigences économiques et politiques, impératifs sociaux et écologiques.
Dans ce contexte spécifique, est-il encore envisageable pour une organisation de courir plusieurs lièvres à la fois ? C’est à cette question qu’entendent répondre les travaux scientifiques sur les organisations hybrides. Ce courant de recherche est un prisme particulièrement fécond pour observer la manière dont les organisations tentent d’articuler des logiques divergentes1. Ces structures révèlent les tensions profondes qui traversent le monde organisationnel à l’ère de l’Anthropocène. Comprendre leur fonctionnement revient à interroger les modèles de développement dominants et les conditions d’une transition juste et durable.
Comment les organisation hybrides réconcilient des objectifs contradictoires ?
Les organisations hybrides2 se caractérisent par la combinaison de logiques n’allant pas de pair. À titre d’exemple, conjuguer une finalité économique, centrée sur la réalisation de profits, et une finalité écologique, centrée sur la préservation des écosystèmes, ne va pas de soi. De façon analogue, la poursuite conjointe d’une activité sociale et d’une activité marchande est souvent perçue comme un oxymore. Or, les organisations hybrides visent précisément la réconciliation de ces éléments pour le moins contradictoires.
Des exemples très divers de ces organisations jalonnent la littérature scientifique. L’essor récent de l’économie sociale et solidaire (ESS) a donné une visibilité à des formes organisationnelles qui articulent activité marchande et mission d’intérêt général. Dans ces organisations non-actionnariales, la valeur économique créée est mise au service du développement de l’impact social. Dans la même veine, le développement de la finance solidaire et du microcrédit constitue une alternative aux marchés bancaires traditionnels, permettant de soutenir des acteurs exclus des circuits de financement3. Au-delà de ces exemples emblématiques, d’autres structures hybrides développent des objectifs moins connus. À titre d’exemple, les banques islamiques combinent une logique bancaire traditionnelle avec une logique religieuse pourtant fermement opposée à la réalisation de profits4.
Les organisations hybrides sont de véritables laboratoires d’expérimentation organisationnelle
Cette coexistence de logiques génère des tensions structurantes, qui traversent aussi bien la stratégie des organisations que leurs pratiques quotidiennes. Dans les travaux scientifiques, ces tensions sont souvent analysées comme des contradictions à arbitrer. Leur gestion implique un travail managérial spécifique, où les acteurs développent des pratiques innovantes de bricolage organisationnel. Ces bricolages se traduisent par des dispositifs concrets : instances de gouvernance multiparties prenantes5, indicateurs de performance combinant résultats financiers et impact sociétal, ou encore hybridation des modèles d’affaires parvenant à faire la synthèse de ces logiques6. En outre, la capacité à donner du sens à ces tensions repose sur la création de compromis évolutifs, régulièrement renégociés à travers des espaces de discussion formels ou informels. Ces espaces contribuent à la construction d’une identité organisationnelle capable d’embrasser la pluralité des logiques à l’œuvre.
À travers la construction de cette identité organisationnelle, les organisations hybrides affirment leur mission singulière, qui reprend des éléments spécifiques de chaque logique. Mais la promesse de l’hybridité va au-delà du couplage sélectif de principes économiques et sociétaux : elle invite à considérer comment ces éléments peuvent se renforcer mutuellement, à rebours des conflits initiaux. Ce qui rend les hybrides particulièrement intéressants, c’est leur capacité à faire émerger de nouvelles façons d’organiser, négocier et réinventer la coexistence entre des logiques a priori antagonistes.
La démarche est toutefois loin d’être évidente et s’accompagne de défis structurels : difficulté d’accès au financement, tensions entre temporalités économiques et sociétales, ou encore nécessité de composer avec des attentes parfois contradictoires de la part des parties prenantes. L’articulation stratégique est ainsi rarement donnée d’emblée : elle résulte d’un processus de pilotage complexe permanent à mesure que l’organisation et son environnement se transforment7.
Quand les tensions organisationnelles révèlent la complexité du monde contemporain
Face à la crise climatique, aux inégalités sociales et aux recompositions économiques accélérées par la pandémie, les organisations hybrides deviennent de véritables laboratoires d’expérimentation organisationnelle. Elles interrogent tout particulièrement la frontière entre sphère marchande, sphère publique, biosphère et société civile. Les obstacles cognitifs rencontrés au quotidien par les acteurs rendent visible la manière dont l’hybridité bouscule nos catégories analytiques traditionnelles et recrée du dialogue sur leurs fondements moraux.
Par exemple, dans notre imaginaire collectif, la poursuite d’une finalité économique invite à considérer les écosystèmes comme des ressources exploitables indéfiniment, tandis que la finalité écologique leur confère une valeur indépendante de leur utilité économique. Pour cette raison, ces logiques sont souvent perçues comme moralement incompatibles8. Développer des alternatives hybrides, telles que des entreprises visant la régénération des écosystèmes, pointe les limites de nos modèles analytiques traditionnels, trop souvent fondés sur la séparation de ces sphères.
Dans une perspective inspirée des travaux d’Edgar Morin sur la complexité9, les hybrides ne sont pas de simples cas particuliers. Elles sont les symptômes d’un monde où les oppositions binaires (marché / société, court terme / long terme, local / global) ne suffisent plus à rendre compte des réalités organisationnelles. Penser les organisations hybrides, c’est donc poser une question plus large : comment organiser la cohabitation de rationalités multiples dans un monde de plus en plus interdépendant ?
Les organisations hybrides s’imposent aujourd’hui comme des formes organisationnelles exemplaires de la complexité contemporaine. Elles sont des témoins des tensions structurelles qui traversent nos sociétés, mais aussi des pionnières de nouvelles manières d’organiser l’action collective face aux défis globaux. À ce titre, les organisations hybrides sont bien plus qu’un objet de recherche en gestion : elles constituent un terrain d’observation privilégié pour celles et ceux qui cherchent à comprendre comment les organisations, et au-delà nos sociétés, peuvent s’adapter aux mutations de l’Anthropocène.
![]() | Cet article est publié dans le cadre de la parution de L’état du management 2025, aux éditions La Découverte. L’ouvrage aborde les nouvelles problématiques posées aux entreprises à l’heure de l’Anthropocène, et leurs conséquences sur les enjeux managériaux. |
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Notes & Références
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