Transition Écologique & Sociale
Dossier | Travail et consommation : nouvelles pratiques dans un monde en mutation
L’innovation comptable au service de la planification écologique

Comment évaluer le coût des objectifs environnementaux ? C’est toute la problématique posée aux entreprises qui doivent désormais concilier performance et soutenabilité. Pour cela, la comptabilité représente un levier puissant, bien que discret. L’innovation comptable propose aujourd’hui des outils pour intégrer dans un même référentiel les bilans écologiques et financiers. Un impératif pour une planification écologique efficace et juste.
Depuis deux ans, les politiques environnementales semblent ne plus être une priorité en Europe. La crise énergétique, les tensions géopolitiques et le recul de la compétitivité européenne ont relégué l’écologie au second plan. La loi Omnibus a récemment acté la remise en cause du Green Deal, et notamment des directives sur le reporting de durabilité ou le devoir de vigilance. Les avancées règlementaires récentes en matière de transition écologique dans les entreprises se retrouvent menacées, alors que de nombreuses transformations sont déjà à l’œuvre.
Les sciences de gestion, malgré leur responsabilité historique dans la fabrique des crises écologiques et de l’insoutenabilité des organisations actuelles, portent aussi des solutions pour organiser et planifier la transition écologique. À ce titre, la comptabilité socio-environnementale propose depuis les années 1960 des réponses aux limites des systèmes comptables financiers en matière d’enjeux socio-écologiques. En intégrant ces nouveaux enjeux dans les pratiques et les outils comptables, elle vise à accompagner la transformation des organisations vers des modèles plus soutenables. Les travaux de la Chaire « Comptabilité écologique » s’inscrivent dans ce sens.
La recherche participe au développement de nouveaux cadres comptables biophysiques et monétaires à l’échelle des entreprises, des écosystèmes et des États. En se positionnant en rupture des approches économiques dominantes, les sciences de gestion tentent d'intégrer les dettes écologiques dans les comptes financiers. L’objectif est de mieux traduire l’impact réel des activités humaines sur les milieux naturels, et ainsi équiper la planification écologique à différentes échelles.
Quels sont les principes de la comptabilité pour la planification écologique ?
Ces cadres comptables partagent plusieurs principes communs : la double matérialité, la soutenabilité forte, et la valorisation des dettes écologiques par les coûts de préservation.
- La double matérialité redéfinit la relation entre les organisations et les écosystèmes, en intégrant non seulement les impacts environnementaux sur la performance économique, mais aussi l’impact des entreprises sur les milieux naturels.
- La soutenabilité forte, quant à elle, rejette toute substituabilité entre capital naturel et capital financier. Elle souligne ainsi la nécessité de préserver chaque capital naturel, et chaque capital humain, indépendamment.
- Enfin, l’évaluation des coûts de préservation permet d’intégrer la dette écologique des organisations dans les systèmes comptables, en prenant en compte les investissements nécessaires pour maintenir ou restaurer les écosystèmes dégradés. Ces principes à l’interface des comptabilités et des sciences écologiques sont des éléments structurants d’une gestion écologique.
L’opérationnalisation de ces principes se traduit par le développement et la diffusion de trois innovations comptables. D’abord, le modèle Comprehensive Accounting in Respect of Ecology (C.A.R.E.)1. Celui-ci applique les principes de la comptabilité écologique dans les entreprises. Pour cela, il intègre les coûts de préservation dans les bilans et les comptes de résultat, permettant ainsi d’évaluer les dettes naturelles et humaines d’une entreprise, et la soutenabilité des modèles d’affaires.
La seconde innovation comptable est le cadre des comptabilités écosystème-centrées (ECAF)2. Il vise à organiser la gestion collective des socio-écosystèmes – des systèmes rassemblant à la fois des composantes environnementales et des composantes sociétales. L’ECAF articule les efforts des acteurs impliqués dans la préservation de ces socio-écosystèmes et le suivi biophysique des résultats, des pressions sociales et des contributions écologiques.
Troisième innovation comptable enfin : le modèle des coûts écologiques non payés (CENP)3. Il propose une approche à l’échelle nationale en intégrant la dette écologique dans la comptabilité nationale. Cette approche permet d’éclairer les décisions politiques et d’évaluer l’impact des politiques environnementales sur les finances publiques.
Quelles applications concrètes de la comptabilité pour l’environnement ?
Le développement de ces innovations comptables se traduit aujourd’hui dans des expérimentations concrètes. Par exemple, le modèle C.A.R.E. a été appliqué à l’évaluation du coût de revient écologique des productions biologiques et conventionnelles. Cette étude a révélé que l’agriculture conventionnelle maintenait des prix bas au détriment d’un endettement écologique, actuellement non pris en compte dans les modèles comptables traditionnels.
De même, l’ECAF a été déployé pour accompagner la gestion collective de zones humides, permettant d’articuler stratégies de conservation et actions locales. À l’échelle nationale, l'évaluation des coûts de restauration des sols et de la dette écologique associée à l’objectif de la loi Zéro Artificialisation Nette par exemple, ouvre la voie à une répartition plus équitable des efforts de restauration écologique nécessaires à l’atteinte de cette cible.
L’intégration de ces innovations de comptabilité écologique dans les systèmes de gestion et de planification constitue un levier puissant pour accompagner la transition vers des modèles économiques plus résilients. En articulant les niveaux organisationnels – entreprises, territoires, États – ces approches offrent une vision intégrée des transformations nécessaires, promettant d’aligner décisions financières et impératifs écologiques. Elles permettent aussi de repenser les normes comptables qui structurent les organisations. Ce faisant, ces innovations comptables participent à la redéfinition de modèles économiques soutenables et souhaitables, en intégrant pleinement les enjeux de préservation des conditions d’habitabilité de la Terre.
![]() | Cet article est publié dans le cadre de la parution de L’état du management 2025, aux éditions La Découverte. L’ouvrage aborde les nouvelles problématiques posées aux entreprises à l’heure de l’Anthropocène, et leurs conséquences sur les enjeux managériaux. |
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Notes & Références
Alexandre Rambaud, CARE : repenser la comptabilité sur des bases écologiques, L’économie politique, 2022.
Feger, Clément, Laurent Mermet, Innovations comptables pour la biodiversité et les écosystèmes : une typologie axée sur l’exigence de résultat environnemental, Comptabilité Contrôle Audit 27, n°1, p.13-50 2021.
Clément Surun, La comptabilité des dettes écologiques nationales et d’entreprises, un outil de pilotage vers une économie durable, HAL, 2023.