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Alors que la téléconsultation s’impose comme réponse aux inégalités d’accès aux soins, elle redéfinit en profondeur la relation soignant-soigné. Entre gain d’efficacité et perte de proximité, peut-elle encore incarner le care, cette attention bienveillante au cœur de l’acte médical ?

Alors que 87 % de la population française vit dans un désert médical1, la téléconsultation apparaît comme une solution prometteuse pour faciliter l’accès aux soins. Cependant, en bouleversant le cadre spatio-temporel de la consultation traditionnelle et sa dynamique relationnelle, elle interroge la notion de « prendre soin ». Essentiel dans l’expérience de soin, ce sentiment de care repose naturellement sur l’acte médical, mais implique aussi une attention, une présence et un engagement relationnel ressentis par le patient. Or, la distance induite par la téléconsultation le redéfinit.

Quels ajustements permettent alors de préserver l’équilibre entre efficacité et lien humain pour garantir une prise en charge qui ne soit pas seulement fonctionnelle, mais aussi empreinte d’attention et de sollicitude ? Nous avons exploré ces questions lors d’entretiens auprès de patients et professionnels de santé.

Un bouleversement du cadre de la consultation

La consultation médicale repose sur une proximité physique et un cadre structurant incarné par le cabinet médical, la tenue du professionnel, le mobilier et les objets médicaux. Ils ancrent les rôles de chacun dans un environnement dédié au soin. En téléconsultation, ces marqueurs disparaissent : la rencontre a lieu dans des lieux distincts, le patient restant souvent chez lui, avec des interactions médiées par un écran.

La consultation médicale est classiquement rythmée par des rituels et des codes

Il en résulte une double distance, spatiale et psychosociologique2. Elle soulève des enjeux communicationnels et émotionnels3, car elle génère une sensation d’éloignement relationnel4, et une crainte de dépersonnalisation des échanges5

L’écran, à la fois facilitateur de la mise en relation et mise à distance des sens, modifie les perceptions du (prendre) soin.

Cette déspatialisation s’accompagne d’une désymbolisation de la rencontre. La consultation médicale est classiquement rythmée par des rituels et des codes, comme l’attente dans une salle dédiée, l’appel du patient par le médecin, l’examen clinique… Autant d’éléments de contexte qui structurent l’échange et renforcent la légitimité du professionnel. En l’absence de ces marqueurs, la consultation peut sembler plus fonctionnelle et technique. Ainsi, si la téléconsultation améliore l’accès aux soins, elle interroge la manière dont la relation peut être préservée à distance, et notamment la distance relationnelle appropriée entre soignant et patient6.

Un impact ambivalent sur le sentiment de care

Alliant soin et sollicitude7, la notion de care reflète le souci de l’autre à travers l’attention portée à ses besoins, la capacité à prodiguer des soins adaptés, et la réceptivité de celui qui les reçoit8. Le sentiment de care émerge à travers des relations étroites et bienveillantes9 mais se trouve modifié par la distance physique induite par la téléconsultation.

Cette nouvelle modalité de consultation renforce le sentiment de care fonctionnel, par une flexibilité accrue, un accès facilité aux soins et une continuité renforcée, notamment dans les déserts médicaux. Toutefois, la distance physique entraîne une déconnexion émotionnelle, dégradant le sentiment de care affectif. L’absence de contact direct limite la communication non verbale et les professionnels ne perçoivent qu’une image partielle du patient, parfois même floue et/ou figée par une mauvaise connexion.

La téléconsultation génère des interactions plus mécaniques

Le filtre numérique créé par la téléconsultation altère la relation de soin, la rendant plus froide et transactionnelle. Les échanges, souvent plus directs et centrés sur l’essentiel, laissent moins de temps aux silences et aux échanges plus légers et contextuels – les « small talks ». Les consultations à distance génèrent ainsi des interactions plus mécaniques, alors que ces conversations anodines humanisent la relation et renforcent la confiance.

En atténuant l’asymétrie patient-professionnel, la téléconsultation modifie l’équilibre relationnel. Habituellement, le médecin incarne l’expertise, tandis que le patient se place dans une posture de demande de soin, empreinte de vulnérabilité. À distance, chacun se trouve dans son propre espace sans marqueur symbolique du soin. Certains patients perçoivent alors le soignant comme un simple prestataire de service. Centrée sur l’efficacité et l’immédiateté, cette logique de service standardise l’expérience du soin. Ce contexte est de nature à favoriser l’adoption par le patient d’une posture de client, avec des attentes accrues et une exigence de satisfaction, entraînant une horizontalisation de la relation.

Vers un nouvel équilibre relationnel

Restaurer une relation de soin équilibrée repose sur plusieurs leviers. Le respect des rôles de chacun semble tout d’abord crucial. Des marqueurs symboliques structurants, comme la blouse ou un cadre médical en arrière-plan, peuvent rappeler utilement cette distinction. La présence perçue est également fondamentale. À distance, elle repose sur la qualité des dispositifs techniques. Une image fluide, un cadrage adapté et un regard dirigé vers la caméra plutôt que vers l’écran réduisent la sensation de distance. Ces ajustements, bien que subtils, rendent les interactions moins impersonnelles.

Par ailleurs, les patients expriment un besoin de reconnaissance et d’attention envers leurs ressentis. Un langage empathique et un ton chaleureux peuvent renforcer un sentiment de connexion à l’autre. Enfin, une relation équilibrée repose sur un engagement mutuel. Le soignant doit être attentif et impliqué, mais la participation active du patient est également déterminante. Toutefois, sa capacité d’implication dépend de son niveau de littératie pouvant nécessiter un accompagnement spécifique. Ce réajustement des pratiques permet finalement de redéfinir une distance appropriée entre patient et professionnel, essentielle au sentiment de care10.

À l’avenir, l’évolution technologique jouera un rôle clé dans la qualité perçue de la relation. L’intelligence artificielle pourrait faciliter l’entrée en relation. En posant des questions préliminaires à la téléconsultation, des assistants virtuels pourraient contribuer à humaniser l’attente et à fluidifier la transition. Former les professionnels à ces nouveaux modes d’interaction et accompagner les patients dans l’usage de ces outils sont des enjeux majeurs. Enfin, ces innovations ne remplaçant pas l’essence de la relation humaine, la téléconsultation ne doit pas se substituer à la consultation en présentiel, mais plutôt s’inscrire dans une logique de médecine hybride.


Cet article est publié dans le cadre de la parution de L’état du management 2025, aux éditions La Découverte. L’ouvrage aborde les nouvelles problématiques posées aux entreprises à l’heure de l’Anthropocène, et leurs conséquences sur les enjeux managériaux. 

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Notes & Références

  1. Duffy, Joanne R., 2013, Quality caring in nursing and health systems: Implications for clinicians, educators, and leaders, 2nd ed., Springer Publishing Co.

  2. Teegan Green, Nicole Hartley, Nicole Gillespie, 2016, Service Provider’s Experiences of Service Separation: The Case of Telehealth, Journal of Service Research 19 (4): 477‑94. 

  3. Sylvie Grosjean, Maria Cherba, Isaac Nahon-Serfaty, Luc Bonneville, Richard Waldolf, 2020, Quand la distance reconfigure la pratique clinique. Une analyse multimodale des interactions en télémédecine, Communiquer. Revue de communication sociale et publique, no 29 (juin), 61‑87. 

  4. Amélie Loriot, Fabrice Larceneux, et Valérie Guillard, 2024, Redéfinition d’une juste proximité entre patients et professionnels de santé dans le cadre d’une téléconsultation : une analyse par le sentiment de care, Recherche et Applications en Marketing (French Edition), août.

  5. Éliane Rothier Bautzer, 2016, Chapitre 2. Une approche sociologique du soin comme travail relationnel, Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences 27 (1‑2): 41‑57.

  6. Frances Shaw, Renae Fomiatti, Adrian Farrugia, et Suzanne Fraser, 2023, Proper Distance in the Age of Social Distancing: Hepatitis C Treatment, Telehealth and Questions of Care and Responsibility, Sociology of Health & Illness 45 (1): 19‑36. 

  7. Laurent Taskin, 2010, La déspatialisation. Enjeu de gestion, Revue française de gestion 202 (3): 61‑76.

  8. Joan C. Tronto, et Berenice Fisher, 1990, Toward a Feminist Theory of Caring, In Circles of Care, édité par E. Abel et M. Nelson, 36‑54. Albany, NY: SUNY Press.

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