Dossier | Travail et consommation : nouvelles pratiques dans un monde en mutation
Les influenceurs : entre pouvoir, controverses et réinvention

Portés par les réseaux sociaux, les influenceurs occupent une place centrale dans le marketing contemporain. Si leur pouvoir de prescription est avéré, leur professionnalisation soulève de nombreuses interrogations éthiques et sociales. Les influenceurs peuvent-ils encore se réinventer ? Une transformation semble nécessaire pour retrouver la confiance des consommateurs.
L’existence d’influenceurs dans la société n’est pas un phénomène nouveau. Depuis toujours, certaines figures publiques dotées d’une crédibilité, d’un lieu d’expression et d’une audience, ont influencé les croyances, attitudes et comportements de leurs contemporains. Les philosophes antiques, les salons littéraires, les leaders religieux, les personnalités politiques ou encore les journalistes ont, à leur manière, façonné l’opinion publique et joué un rôle central dans la transmission d’idées.
Cependant, ce phénomène a pris une ampleur inédite avec l’essor d’Internet et des réseaux sociaux. Les plateformes numériques ont apporté de nouveaux espaces d’expression et l’accès à un auditoire potentiellement beaucoup plus large, permettant ainsi l’émergence des influenceurs digitaux.
Les influenceurs ont d’abord partagé leur expertise de manière indépendante et gratuite, dans une démarche collaborative entre pairs. Avec le temps, leur influence est devenue un levier puissant et attractif pour les marques. Cette évolution a entraîné une professionnalisation du secteur (contrats rémunérés, apparition d’agents…), mais aussi des dérives : une perte d’indépendance, des pratiques opaques, et parfois même des abus mettant en danger les consommateurs. Aujourd’hui, les influenceurs sont fortement remis en cause par l’ensemble des parties prenantes du secteur.
Face à ces enjeux, plusieurs questions se posent : les consommateurs peuvent-ils faire confiance à des influenceurs ? Les entreprises et les marques ont-elles réellement intérêt à utiliser ce mode de communication ? Les pouvoirs publics doivent-ils davantage encadrer et réguler cette activité, qui met potentiellement en danger des individus vulnérables ? Finalement, faut-il remettre en cause cette pratique ou uniquement ses dérives ? Les influenceurs pourraient-ils même jouer un rôle positif pour la société ?
La recherche permet d’analyser les mécanismes de l’influence, les critiques dont les influenceurs font l’objet, et les pistes pour une réinvention de leur rôle dans une optique transformative positive pour la société.
Pourquoi et comment sommes-nous influencés ?
Les réseaux sociaux ont transformé nos modes de communication et de consommation d’informations. En France, 85,7 % des 16 à 64 ans utilise YouTube chaque semaine1. En outre, 70,4 % de la population utilise Facebook, 60,7 % Instagram, 42,3 % Snapchat et 41 % TikTok2. En moyenne, les Français passent 1h42 par jour sur ces plateformes, et les jeunes (18-24 ans) y consacrent même 2h363. Les individus sont donc naturellement confrontés à un nombre croissant de contenus générés par des utilisateurs sur ces réseaux et par des influenceurs qui créent du contenu, partagent leurs avis et orientent les choix de leurs abonnés.
En particulier, 63 % des 18-24 ans déclarent suivre des influenceurs3. Ces jeunes, en phase de construction identitaire, semblent d’autant plus vulnérables qu’ils sont davantage dans une recherche de divertissement que d’information. Ils perçoivent plus difficilement le pouvoir d’influence des messages qu’ils visionnent, ou le fait qu’il s’agisse en réalité d’une forme de publicité.
Les trois formes d’influence sociale
L’influence repose sur des mécanismes connus en psychologie sociale. Tout individu choisit des personnes ou groupes de référence, qui ont un impact significatif sur ses évaluations, aspirations et comportements. Cette influence procède selon trois logiques : informationnelle, normative/utilitaire ou normative/expressive de valeurs4.
L’influence informationnelle opère quand une personne recherche activement des informations, des conseils et des recommandations. Elle accepte et internalise une information qu’elle juge crédible. Elle se fiera à un influenceur qu’elle estime expert. Par exemple, un passionné de high-tech suivra des influenceurs spécialisés pour comparer les derniers smartphones.
Dans le cas de l’influence normative/utilitaire, le but est de se conformer aux attentes d’un groupe. Par exemple, un jeune qui voit ses amis adopter une tendance vestimentaire promue par un influenceur peut être tenté de faire de même pour être accepté socialement.
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L’influence normative/expressive, quant à elle, repose sur l’identification. Un abonné suit un influenceur parce qu’il admire son style de vie, ses valeurs ou sa personnalité. Il développe ainsi une relation para-sociale, un lien unilatéral où l’influenceur devient une figure de référence.
Ces mécanismes expliquent pourquoi les influenceurs ont un pouvoir de persuasion considérable, notamment sur les plus jeunes, souvent moins critiques face aux contenus sponsorisés.
Une influence de plus en plus contestée
À l’origine, les influenceurs partageaient leurs connaissances sans contrepartie, mais plutôt par passion. Avec l’explosion du marketing d’influence, la situation a changé. Aujourd’hui, de nombreuses marques établissent des contrats rémunérés avec les influenceurs, tant pour des raisons d’efficacité que d’économie. Un individu tiers paraît plus crédible que la marque pour vanter ses mérites. En outre, ces contrats avec les influenceurs restent bien moins onéreux que les contrats publicitaires classiques.
Or, cette professionnalisation soulève un problème majeur de crédibilité et de sincérité perçue. Peut-on encore croire un influenceur qui est payé pour recommander un produit ? Les influenceurs sont tenus à la transparence mais ils restent trop souvent opaques sur leurs partenariats. Malgré plusieurs réformes législatives (récemment la loi Influence de juin 2023), une étude de l’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité (ARPP) révélait fin 2023 que seulement 64 % des contenus sponsorisés étaient clairement signalés comme tels5.
« De nombreux influenceurs manquent d’éthique vis-à-vis de leur audience »
Par ailleurs, l’émergence d’influenceurs qui misent sur leur popularité mais non sur une réelle expertise pose question. C’est par exemple le cas de certaines personnalités issues de la télé-réalité, face auxquelles les cibles jeunes prennent peu de recul, se montrant dès lors vulnérables.
Certains influenceurs ont par ailleurs été au cœur de scandales retentissants liés à des escroqueries financières (placements douteux, montages pyramidaux, arnaques aux cryptomonnaies), des pratiques trompeuses (publicités mensongères) ou encore des mises en danger du public (promotion de produits dangereux pour la santé). Sans aller jusqu’à ces cas extrêmes, de nombreux influenceurs manquent d’éthique vis-à-vis de leur audience, vantant des produits qu’ils n’ont pas testés.
Au-delà des consommateurs, les influenceurs eux-mêmes sont aujourd’hui en danger. Contrairement à l’image de vie idyllique qu’ils cherchent souvent à véhiculer, ils sont très peu à correctement vivre de cette activité. Une étude récente montre que 26 % ne gagnent rien, et 66 % gagnent moins de 5 000 € par an6.
De plus, entre les exigences croissantes des marques et leur devoir d’authenticité et de vérité vis-à-vis de leur audience, les influenceurs évoquent de fortes tensions. Leur activité entraîne une forme de marchandisation et d’aliénation quand cette elle vient perturber leur vie personnelle, les force à exploiter leurs émotions, et peut les mener jusqu’au burn-out. Face à ces effets délétères pour tous, faut-il pour autant interdire les influenceurs digitaux ?
Comment réinventer le marketing d’influence ?
Plusieurs pistes émergent pour mieux encadrer, voire réinventer le secteur. L’assainissement de la situation passe par des lois plus strictes. La loi Influence de 2023 vise à protéger les consommateurs en obligeant les influenceurs à mentionner clairement les collaborations commerciales et à respecter la réglementation sur des produits sensibles (alcool, santé, finance).
Au-delà de l’aspect répressif, il est essentiel de passer également par une démarche éducative et d’inciter le secteur à s’autoréguler. L’ARPP propose ainsi un certificat d’influence responsable, qui garantit des pratiques éthiques. De plus, de nombreuses associations professionnelles ou citoyennes opèrent une veille sur les réseaux pour dénoncer les discours dangereux. Elles aident également les individus dans leur démarche juridiques (comme Aide aux Victimes d’Influenceurs), ou offrent de former les influenceurs et les publics, comme PayeTonInfluence qui propose une charte éthique de l’influence responsable.
Les influenceurs représentent un moyen privilégié de parler à certaines cibles, et notamment aux jeunes. Il semble alors particulièrement pertinent de les utiliser auprès de ce public, de façon vertueuse et dans une optique transformative. Ainsi, certains influenceurs prennent désormais un virage plus éthique et engagé et sensibilisent leur audience à des causes sociétales et environnementales. Dans le secteur du voyage par exemple, des influenceurs comme Tolt, UnMondeAVelo ou Roaxandyo proposent des voyages exclusivement en train et à vélo plutôt qu’en avion. D’autres influenceurs se mobilisent pour inciter à des comportements plus responsables, via des challenges comme « zéro déchet pendant une semaine » ou « Dry January » (mois de janvier sans alcool).
Les influenceurs ont profondément transformé la communication. D’abord perçus comme des experts indépendants, certains ont perdu en crédibilité à cause de la commercialisation excessive de leur activité et de leur comportement mercantile et non responsable. Aujourd’hui, face aux critiques et aux scandales, le marketing d’influence est contraint d’évoluer. Plutôt que de disparaître, les influenceurs ont l’opportunité de se réinventer en adoptant des pratiques plus éthiques et en mettant leur influence au service de causes sociétales. Un marketing d’influence plus responsable semble donc possible, à condition que l’ensemble des acteurs (influenceurs, marques, législateurs) y contribuent.
![]() | Cet article est publié dans le cadre de la parution de L’état du management 2025, aux éditions La Découverte. L’ouvrage aborde les nouvelles problématiques posées aux entreprises à l’heure de l’Anthropocène, et leurs conséquences sur les enjeux managériaux. |
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Notes & Références
We Are Social, Meltwater, Digital Report France, 2023.
Statista, Classement des réseaux sociaux et messageries instantanées ayant le plus fort taux de pénétration en France en 2024, 2024
Reech, Marketing d’influence : l’étude Reech 2023, 2023.
C. Whan Park, V. Parker Lessig, Students and Housewives: Differences in Susceptibility to Reference Group Influence, Journal of Consumer Research, Volume 4, Issue 2, 102-110, 1977.
Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), Observatoire de l’Influence Responsable 2023, 2023.
Reech, Marketing d’influence : l’étude Reech 2024, 2024.